Débarquement... {Arcady}

Le voyage jusqu'au centre n'avait pas été une partie de plaisir. Déjà, c'était long. Ils avaient roulé toute la nuit pour arriver dans la banlieue d'Ottawa. Et la clim de la cabine s'était dérèglée, congelant le chauffeur et son passager. Enfin, jusqu'à ce que ce dernier donne un discret coup de pied dans une des grilles d'aération, mettant en route le chauffage, juste au moment où le soleil commençait à cogner. Un coup à attraper un rhume, tout ça. Encore qu'Arcady avait une santé à toute épreuve. Et de toutes manière, ça n'avait pas été sa préoccupation principale pendant le trajet, même lorsqu'il avait réussi à convaincre le chauffeur que monter à l'avant, là où il y avait des vitres, était le seul moyen de calmer sa crise d'hystérie.

Il était menotté.

Enfin non, plus maintenant se corrigea-t-il en déposant son sac de voyage dans un coin de l'accueil avec la ferme intention de ne le récupérer que lorsque l'heure l'obligerait à emménager dans l'espèce de bâtiment gris au fond. Mais il avait été menotté. Et c'était détestable.

Bon, probablement que s'il n'avait pas tenté de s'enfuir dans cette station service, on l'aurait ensuite laissé libre de ses mouvements. Mais c'était humain de chercher à s'enfuir, le type aurait pu fermer les yeux, non ? Se demandant vaguement combien les chauffeurs routiers étaient-ils payés pour livrer le centre, et s'ils touchaient une prime à chaque fois qu'ils maîtrisaient un gamin innocent, l'auto-désigné "gamin innocent" s'avança vers le soleil, et vers, il l'espérait du moins, ses codétenus.

D'ailleurs s'il ne se trompait pas, la silhouette qu'il apercevait non loin du hall appartenait à quelqu'un de son âge. Ou à un adulte très petit, c'était toujours possible, après tout, avec l'âge on se tasse et les cheveux clairs qu'il voyait briller au soleil auraient pu appertenir à une personne âgée, mais dans ce cas, la silhouette n'aurait-elle pas dû être habillée de blanc ? D'après le code de couleur qui avait ravi sa grand-mère lorsqu'elle avait cherché où l'abandonner "oh, comme c'est pratique ! C'est un système qu'on devrait généraliser" le blanc, c'était pour le personnel. Lui, il devait porter du vert, ce dont il s'était consciencieusement acquitté en revêtant à l'arrière du camion un large pantalon vert clair et un T-shirt en coton délavé, mais qui avait probablement été de la couleur adéquate quelques décennies auparavant. Et l'autre portait du bleu.

Il n'avait pas retenu la signification des vêtements de couleur bleue -il n'avait pas plus retenu celle des vêtements verts d'ailleurs, savoir qu'ils lui était destinés (en donc qu'il devrait teindre une partie de sa garde-robe) le contentait- mais il supposa qu'on ne les avait pas associé aux psychopathes-éventreurs-de-chats et qu'il pouvait donc s'avancer sans trop de risques.

_ Bonjour ! s'adressa-t-il en souriant à l'inconnu dès qu'il fut assez près pour en distinguer les traits.

La main en visière pour se protéger du soleil, il se stoppa à quelques pas du garçon et attendit qu'il lui rende son salut, ou qu'il lui dise de s'en aller. Du moins, c'est ce qu'il aurait dû faire. Mais comme l'attente n'était pas son fort, Arcady enchaîna sur la première question qui lui était venue à l'esprit :

_ Dis, pourquoi t'es habillé tout en bleu ? Qu'est-ce que ça signifie ?

Ébloui par le soleil, Enderr n'avait au début pas du tout remarqué que l'inconnu n°1 portait des habits verts. Enfin, verts, son T-shirt aurait très bien pu être vert s'il avait été daltonien, ou quelque chose comme ça. Le petit rêveur avait sa propre signification du vert. Celle qu'il apparentait au flux vert. Mais ceci est une autre histoire, non en parlerons peut-être un autre jour. Il n'avait pas chercher à retenir la signification des couleurs. Savoir qu'il devait s'habiller en bleu, même s'il ne savait plus pourquoi, était l'essentiel, l'indispensable, le minimum syndical... Tant de mots pour dire une seule chose ! Les langues étaient des choses qui avaient toujours été compliquées, certaines plus que d'autres... Mais ce n'était pas du tout le moment pour lancer un débat intérieur !

_ Bonjour !

Un petit blond, des yeux bleus, habillé en "pseudo" vert, des flux bons/moyens, des habits verts, sûrement un don parapschycologique, le même âge ou presque qu'Enderr, ça va, l'inconnu s'en sortait encore bien, selon les paramètres de l'ado' renfermé sur lui-même. Voyons voir ce que ça donnerait ! Qui ne tente rien, n'a rien, on dit ça non ? Voyons si ce dicton marche, alors...! La main en visière, le blondinet attendait impatiemment.

_ Dis, pourquoi t'es habillé tout en bleu ? Qu'est-ce que ça signifie ?

Youpee, une question ... Le genre de trucs que notre lascar adorait ! Oui, enfin bon, ironiquement parlant, quoi ! C'est comme s'il prétendait que sa famille lui manquait, u quelque chose du genre. Le mensonge gros comme une maison qui se cale à deux kilomètres ! Est-ce qu'il devait vraiment répondre ? Oui, lance-toi, petit Lohann, il a l'air sympa ! Conscience : 1 ; Enderr : 0. Et en plus elle avait osé l'appeler Lohann ! Quelle honte ! Bon, tant qu'à répondre, il allait dire la vérité !

"- Bonjour ! Je suis habillé en bleu pour la même raison que t'es habillé en vert. C'est avec mon groupe, mon ... "pouvoir"... Télékinésie... Et toi ?"

Il semblait au gamin rêveur qu'il manquait quelque chose dans leur discussion, peut-être qu'il ne connaissait pas le prénom du blond, m'enfin, tant pis.

Tout à son bonheur de recevoir la première réponse aimable à ses interrogations décousues depuis un bon mois, Arcady mit un certain temps avant de se rendre compte que les mots qu'on lui adressait avaient une signification. Temps qu'il passa les yeux plissés à tenter de discerner la teinte exacte de ceux de son interlocuteur, la tête légèrement penchée sur le côté droit dans le pur style du touriste ahuri. Lorsqu'il se décida pour un bleu-à-moitié-gris-genre-carapace-d'huître-mais-en-moins-opaque, l'idée que tout dans cet endroit semblait se rapporter à une histoire de coloris traversa son esprit, et par l'effet boule-de-neige habituel, le ramena à l'ersatz de conversation qu'ils avaient entamée.

_ Ah ouais, le bleu c'est pour la télékinésie... finit-il par répliquer avec un sens de l'a-propos confondant.

_ ... okay... ajouta-t-il pour faire bonne mesure avec une expression qui suggérait que le concept de "télékinésie" lui était étranger, mais qu'il espérait vaguement que cela se mange. Heureusement pour sa réputation, tout en se grattant le haut du crâne d'une main troublée, il finit par percuter, et par conséquent s'empressa de féliciter chaudement l'autre garçon :

Durant toute la partie survoltée de son monologue, Arcady avait adressé une succession de hochements et secouages de tête à son vis-à-vis, en agitant parfois les bras pour faire bonne mesure. Ce qui, sous la chaleur matinale, l'avait fatigué. Il s'assit donc sur le sol sans aucune grâce -dire qu'il s'affala serait même probablement plus juste- puis se laissa glisser jusqu'à se trouver allongé aux pieds de son condisciple. Croisant les bras derrière sa nuque pour plus de confort, le garçon hésita à s'endormir sur place, mais ç'aurait été rater une excellente occasion de discuter avec quelqu'un de son âge qui paraissait trop poli, ou peut-être trop timide, pour l'envoyer paître. S'il ne se trompait pas sur son nouveau foyer -et l'instinct d'Arcady le trompait rarement- ce genre d'occasion ne se reproduirait peut-être plus, une fois que les scientifiques du centre auraient fait leur apparition. Un sursaut de volonté fit alors se redresser l'adolescent sur les genoux, et il en profita pour fixer à nouveau son homologue en bleu avec une moue gênée sur le visage.

Il marqua une pause, cherchant ce qu'il pourrait dire de plus en guise d'entrée en matière. Quoique son comportement semblait assez éloquent en lui-même, et qu'il n'aurait certainement pas besoin de préciser que son cerveau était en dérangement. Ce qui était totalement faux, bien entendu. Il était juste... un peu excité par son changement d'environnement, voilà tout. Et assommer un quidam innocent de paroles était le meilleur moyen pour s'empêcher de réfléchir aux barbelés qui les entouraient; et donc d'éviter de paniquer plus qu'il ne l'avait déjà fait. D'ailleurs, comment l'autre faisait-il pour paraître si calme ? Est-ce qu'il pouvait être tellement habitué à la glauquitude de l'endroit que ça ne lui faisait plus rien ? Etait-ce un vétéran, au fait ?

_ Ah, et puis j'ai 14 ans, s'entendit-il prononcer sans raison valable, en attrapant la manche du probable vétéran pour s'aider à se relever.

L'inconnu avait l'air plutôt heureux, mais aussi plutôt absent, en tous cas mentalement. Enderr, petit rêveur aux yeux gris calculateurs, profitaient en général de ce genre de moment pour étudier calmement tout ce qu'il pouvait savoir sur la personne. Il constata que le petit blond ne devait pas avoir parlé correctement à quelqu'un depuis longtemps, vu qu'il avait si heureux qu'on lui réponde. Et encore, il avait eu de la chance, il était tombé sur un Enderr d'humeur moyenne et pas complètement perdu dans son pays imaginaire, ni dans l'observation des fluxs. De la chance, donc ? Peut-être pas, s'il continuait à poser des questions dans le vide, il se pouvait que l'adolescent sans aille sans prévenir. Mais bon. Il était de bonne humeur !

_ Ah ouais, le vert c'est pour la télékinésie...

Oui, oui, c'est ce qu'il venait de dire, à moins qu'il ait parlé dans une langue étrangère non connue de l'humanité...!

_ ... okay...

Bon, là, on était au fond du fond d'un puits sans fond... Oui, c'est un paradoxe, et alors ? Le monde du petit télékinésiste était un paradoxe à lui tout seul, il se promenait avec un paradoxe depuis sa naissance. Et puis la voix du jeune "inconnu" laissait sous entendre qu'il n'avait pas percuté ce qu'était la télékinésie... Humm... Il comprend vite, mais il faut lui expliquer longtemps, comme aurait dit Cher-père à l'époque où il n'était pas au courant que la violence, c'était cool, surtout sur un jeune sans défense.

_ Ah mais c'est génial en fait ! Tu fais bouger des trucs, c'est ça ? Ca doit être pratique en cas de bagarre, non ? Par contre, je ne crois pas que les autres membres du "groupe des verts" ont le même... euh... truc, que moi. Mais c'est pas grave, hein !

- Oui, c'est assez pratique, pour assommer certaines personnes non voulues. Tu sais, tous les bleus ne font pas la même chose, mais moi, je fais ça !

Pwaaahhh, un monologue. Le genre de trucs qui est tout juste bon à rendre ridicule des pèces d'un siècle dépassé et déchiqueté, ou à endormir littéralement le petit Enderr. Il constata simplement que le blondinet parlait avec les mains, et qu'il n'aurait pas dû, vu le soleil qui tapait, et tapait, et s'acharnait à les faire suer, et à les éblouir au sens propre comme au figuré. Puis, il observa en silence, gardant toujours son calme, l'inconnu un peu plus connu s'affaler sur le sol, puis s'allonger et croiser ses bras sous sa nuque. Yop ! Qu'il s'endorme donc sur le sol, qu'Enderr puisse voir la tête du surveillant qui le réveillera ! Il se redressa avec un sursaut d'émotion venu du fond de ses tripes, et adressa à l'ado' qui s'en fichait éperdument, sans toutefois le laisser paraître, une moue gênée. Pas de la comédie, non, enfin quoi que, c'est l'intention qui compte.

_ Désolé de me vautrer comme ça... Je suis plus dynamique d'habitude. Enfin, je me suis même pas présenté ! Je m'appelle Arcady, et ma spécialité c'est de retrouver les objets perdus. Mais seulement si j'en connais l'apparence bien sûr...

Il marqua une pause. Enderr en profita pour articuler quelques mots.

"- C'est pas grave, c'est vrai qu'il fait chaud. Appelle-moi Enderr, Arcady. J'aime bien ta ... "spécialité". Pratique. "

L'autre gamin nommé "Arcady" avait l'air de chercher un truc à dire, pendant que Lohann s'enfermait dans son calme immuable, protégé par de grands murs de tranquillité, pour ne pas se rendre compte d'où il était, et de pourquoi il y était. ais au fond de lui, il savait très bien qu'il devrait l'affronter un jour. Un jour...

_ Ah, et puis j'ai 14 ans.

"- Moi aussi."

Sur ce, il tira le blond pour l'aider à se relever.

"- T'es nouveau, ici ?"

Contre toute attente, et malgré le flot d'inepties par minute que sa bouche déversait sans son consentement, Arcady ne fut pas abandonné à son triste sort de déchet humain échoué sur le bitume. Au contraire, non seulement on lui répondit, mais une main salvatrice vint rapidement l'aider à retourner à la vie bipède. Il avait donc deux bonnes raisons d'être reconnaissant à Enderr, conclut-il mentalement, et la meilleure façon de prouver cette reconnaissance serait probablement de ne plus le soûler de paroles. Surtout, il devait se retenir de tester la résistance de l'autre garçon, ce n'était ni charitable, ni particulièrement constructif.

Pourtant, Arcady était intrigué. Son camarade ne lui semblait pas être atteint de surdité précoce, alors pour quelles raisons s'efforçait-il de poursuivre une conversation quasiment imposée ? Timidité, ennui ? Il venait d'apprendre qu'ils avaient le même âge, et pourtant le calme de l'autre lui conférait une sorte de droit d'aînesse aux yeux du nouveau venu. Mais peut-être était-ce le cas de la plupart des pensionnaires de ce centre, peut-être devrait-il s'habituer à un monde mesuré, où l'on se laissait importuner en silence ? D'un autre côté, Enderr s'était déclaré capable d'assommer les importuns, alors que le crâne d'Arcady était toujours intact -ce dont il s'assura en se palpant rapidement le cuir chevelu. Devait-il en déduire n'avoir pas encore dépassé le seuil de tolérance ?

Dans tous les cas, un peu de sobriété restait conseillé.

_ Oui, je viens d'arriver, répondit-il en gommant les dernières traces d'hystérie de sa voix. Il n'allait tout de même pas donner raison à sa grand-mère, qui prétendait qu'il était incapable de se calmer sans contrainte chimique ! Il s'était presque étouffé de rage, lorsqu'elle l'avait décrit comme "un chimpanzé savant" en l'inscrivant par téléphone. Et s'il avait vraiment été plus proche du primate que de l'homme, comme elle le croyait, il l'aurait mordue.

_ Et toi, t'es là depuis longtemps ?

Rassemblant tout son courage pour regarder en face leur triste environnement, le plus néophyte des deux chercha des traces indiquant que la population du Centre de Recherche pour l'Avancement Parapsychologique de l'Ottawa ne se limitait pas à... deux adolescents en plein soleil, et une araignée qui avait tissé sa toile sur la facade du bâtiment principal. Sans grand succès. Il ne pensait pas que c'était le genre d'établissement qui autorisait ses membres à faire la grasse matinée. Si ça avait été le cas, son survolage rapide du règlement aurait suffit à garder ce détail en mémoire, même s'il avait oublié la plupart du reste.

_ Il ne devrait pas avoir des gens dans le coin ? Ou ils sont tous en train de se faire disséquer sans anesthésie dans un sous-sol ?

Quelque chose à propos de cours lui revenait vaguement en tête, mais il n'avait pas envie de s'y intéresser. Après tout, si l'on voulait le faire assister à des cours ou à des expériences douteuses, on viendrait le chercher, non ? Arcady considérait que dans ces conditions, se jeter dans les bras du premier adulte venu s'apparentait à se diriger lui même vers l'abattoir, et il supposait que son camarade partageait le même avis. Dans le cas contraire, il le saurait probablement très vite. S'ébouriffant joyeusement les cheveux (bon sang, que le calme était difficile !) le garçon décida de confronter Enderr à son problème de terminologie :

_ À ton avis, est-ce que ça signifie qu'on sèche ?

Non, il n'ajouterait pas une quelconque remarque enthousiaste du type "mais c'est génial !" après sa dernière phrase. Non. Cependant, rien ne l'empêchait de glander ardemment de profiter du soleil en attendant...

Apparemment, Arcady avait décidé que parler trop énervait Ender, et donc, pensait en silence, au lieu de le bombarder de questions à réponses faciles et de phrases qui n'en demandaient aucune. L'adolescent, bien que perdu dans ses rêves, hypnotisé par les couleurs qui se baladaient devant ses yeux, dansant presque un petit tango ou une petite valse devant ses pupilles qui devaient paraître fixés sur un monde inexistant, et lui donnant un air d'ahuri, ce qu'il n'était pas, était bien conscient que son calme pouvait être effroyable pour un garçon aussi... énergique... qu'Arcady le petit blond. Sauf qu'il n'y pouvait rien. Quand on grandit comme il a grandi, on apprend à rester calme face à toutes les pires situations et à accepter, ou plutôt faire semblant, en silence. Car non, il n'acceptait pas ; il était absolument hors de question qu'il se laisse faire à des expériences douteuses ou tests encore plus douteux, sauf que c'était soit être là soit vivre chez des gens qui te battent tous les soirs. Si on n'est pas masochistes, le choix est bien vite fait !

_ Oui, je viens d'arriver. Et toi, t'es là depuis longtemps ?

Enderr leva un sourcil. Arcady s'était palpé la tête, et avec son temps de réaction formidable, surtout sous un soleil frappant à faire suer, le gamin aux yeux gris ne venait que de percevoir l'information. Bon. Est-ce qu'il avait vraiment l'air d'être là depuis longtemps ? Passant sur le "A ton avis ?" habituel, puis sur le "Ça ne te regarde pas", il se décida enfin à parler - on l'attendait, celle-là - !

"- Depuis bien une heure et demie, si on en juge par la position du soleil...!"

Réponse exhaustive, un brin ironique, à laquelle la plupart des gens ne trouvaient aucune réponse. Apparemment, Arcady allait enclencher sur un autre sujet. Il ne fallait pas longtemps du tout à Lohann pour connaître les gens et leurs habitudes. La force des choses ? Peut-être bien, qui sait ? Pas Dieu en tous cas, puisqu'il n'existe pas, songea le petit rêveur incrédule - et un peu beaucoup agnostique, au grand malheur de ses vieux tuteurs en fin de vie - !

_ Il ne devrait pas avoir des gens dans le coin ? Ou ils sont tous en train de se faire disséquer sans anesthésie dans un sous-sol ?

Tiens ? Bonne question, à vrai dire, quand il avait posé les pieds dans la poussière, il pensait que peut être, éventuellement, quelqu'un viendrait le chercher, l'accueillir, le conseiller, au lieu de le laisser crever de chaud sous le soleil tuant et lui bousillant les yeux. Mais il faut dire que ce genre de sujets ennuyants viraient vite dans la partie trou noir du cerveau d'Enderr, pour ne pas qu'ils l'embêtent quand il voulait rêver. La base de sa vie, après tout. Mais bon, puisqu'Arcady avait soulever le problème, autant s'y intéresser.

_ À ton avis, est-ce que ça signifie qu'on sèche ?

"- Il devrait y en avoir. Donc, oui, on sèche. Ça te dérange ?

N'étant pas encore possédé par l'esprit d'un rat de laboratoire masochiste, et plutôt ravi que son interlocuteur partage son point de vue, Arcady hocha négativement la tête. Evidemment que non, aurait-il pu répondre s'il avait voulu imiter le ton d'Enderr. Un peu cassant, selon le blond, un peu défiant, aussi, même s'il ne voyait pas très bien comment on aurait pu se défier de lui. Peut-être que ce n'était pas sa présence, le problème, peut-être que c'était la situation, les barbelés, le soleil trop fort, et l'impression d'avoir été largué sans explications dans un monde nouveau. Mais si l'autre garçon lui avait demandé son avis -ce qu'heureusement pour son self control et l'intégrité physique du philosophe en herbe, il ne risquait pas de faire- Arcady l'aurait informé qu'à son sens, il se débrouillait très bien, dans le genre calme, et pas paniqué, et... calme. Presque trop en fait, même si au fond avoir un tel concentré de tranquilité à deux pas de lui l'empêchait de se lancer dans une action stupide, du type tentative d'évasion. Enderr n'était pas le genre de garçon devant qui il avait envie de se ridiculiser plus qu'il ne l'avait déjà fait. Pas tellement... concilliant derrière son air rêveur. Ou, comme il se l'était mentalement expliqué quelques secondes plus tôt, pas d'humeur au vu de la situation objectivement irritante.

Enfin, quand on se faisait envoyer de force dans un établissement aux airs de prison haute sécurité pour que se faire torturer au service de la science, en général, on était accueilli par une surveillante sadique, un docteur fou, quelques sbires en costume et lunettes noires, et des hurlement de terreur en arrière plan, non ? Tous les bons réalisateurs de films savaient ça. Alors que là, ils avaient manifestement été oubliés par l'équipe du tournage, et c'était vexant. Enfin, vaguement. Pour être tout à fait honnête, c'était plus agréable que vexant lorsqu'on le vivait. L'orgueil d'Arcady avait toujours été subordonné à son sens de l'adaptation. Mais dans quelques jours, il se souviendrait probablement qu'il se fichait de ce qu'on pouvait penser de lui, et tenterait de s'enfuir.

En attendant ces jours heureux, et comme personne d'autre n'avait brusquement surgi devant les deux adolescents en agitant une seringue avec un accent autrichien -ou coréen, l'accent coréen était en vogue ces temps-ci, le blond supposa qu'ils n'étaient pas obligés de se cramer inutilement au soleil. Les rayons lumineux avaient beau améliorer l'humeur, lutter contre la dépression et tutti quanti, ils comportaient tout de même une dose d'UV que leurs cellules épidermiques déploraient probablement. Sans compter les risques d'insolations -et c'était très dur de se retenir de s'agiter pendant si longtemps.

Joignant le geste à la parole, il gagna un coin de cour abrité du soleil en prenant bien garde de ne pas trop regarder autour de lui, d'une part parce qu'il savait que rien n'aurait changé dans la configuration des lieux, et d'autre part parce qu'il voulait laisser à Enderr une chance d'accéder à une autocombustion silencieuse et en solitaire s'il le désirait. Enfin silencieuse... S'arrêtant brusquement, il lança par dessus son épaule :

Ce qui avait un côté positif : il avait faim. Cependant, Arcady se demandait s'il ne valait pas mieux sauter un repas et éviter encore quelques heures la confrontation avec le personnel du centre, que de faire immédiatement connaissance avec une gastronomie qui ne lui conviendrait certainement pas. Non, le jeune Baltimore n'avait pas le palais spécialement difficile, mais depuis quand la nourriture des cantines était-elle considérée comme comestible ?